« Il faut apprendre à faire société avec le délinquant », Entretien d'A. Cugno dans la Croix du 28 septembre

Propos recueillis par Marie Boëton, parus dans l'édition du 28 septembre 2012
La Croix: Le recours systématique à la prison est aujourd’hui questionné. Or, par le passé, l’incarcération a toujours été centrale dans la lutte contre la délinquance. Quel est le sens de cette peine ?
Alain Cugno : Il faut attendre la Révolution française pour que la prison devienne centrale dans la panoplie des sanctions. Sous l’Ancien Régime, on recourait surtout aux châtiments corporels, à l’exil ou à la peine de mort. Il est d’ailleurs intéressant de replacer la prison dans l’échelle des peines. Pendant longtemps, les sanctions ont été pensées et définies par rapport à la peine de mort qui, par définition, n’était prononcée que dans des cas exceptionnels.

Lorsqu’elle a été abolie, en 1981, on aurait pu s’attendre à une remise à plat de l’ensemble des sanctions. Si tel avait été le cas, la prison serait devenue à son tour la peine suprême, celle qu’on ne prononce que dans les cas les plus graves. Il n’en a rien été. Nous sommes restés dans un entre-deux étrange : la prison est à la fois la sanction la plus lourde et, en même temps, celle qui demeure la peine de référence, y compris pour des petits délits.
Depuis une quinzaine d’années, toutefois, le recours systématique à l’incarcération est de plus en plus critiqué, tout comme les conditions de détention parfois indignes imposées aux condamnés. Comment expliquer cette évolution ?
Les conditions de détention ne sont plus dans l’angle mort de nos sociétés. Désormais, on connaît tout, et surtout on veut répondre de tout, y compris des conditions de détention. C’est ce qui explique, à mon avis, la demande croissante d’humanisation des prisons.

Qu’on ne s’y trompe pas toutefois, la société reste très ambivalente vis-à-vis des détenus. Elle n’est prête à les prendre en considération que si elle les perçoit, eux aussi, comme des victimes. Dès qu’elle croit que les détenus coulent des jours paisibles en cellule quand d’autres souffrent à l’extérieur, la loi d’airain théorisée par Robert Badinter joue : la société refuse qu’un détenu puisse avoir des conditions de vie plus enviables que celles des plus défavorisés.
Le gouvernement planche actuellement sur une peine dite de « probation » qui prévoit de ne plus envoyer les auteurs de délit en prison et de leur imposer plutôt toute une série de contraintes en milieu ouvert. Qu’en pensez-vous ?
J’y suis tout à fait favorable. Je suis de ceux qui pensent, au fond, qu’il faut prévoir une peine spécifique pour les délits et ne plus recourir à l’incarcération qu’en cas de crimes (viol, homicide, certains crimes financiers). Aujourd’hui, en envoyant délinquants et criminels dans les mêmes cellules, on brouille les repères en mettant au même plan tous les types d’infraction à la loi. Or une incivilité n’est pas un petit crime et un crime n’est pas une énorme incivilité !
En quoi le fait d’exécuter une peine en dehors de la prison opère-t-il un changement profond dans le traitement de la délinquance ?
C’est un complet changement d’approche ! Neutraliser un condamné en l’enfermant pendant plusieurs années ne peut que le désocialiser. Or, l’enjeu devrait précisément être de l’amener à comprendre en quoi le respect de la loi est la condition sine qua non du maintien du lien social entre nous.

Il faut apprendre à faire société avec le délinquant, pas l’en bannir en l’envoyant en prison. Il faut une peine, il faut lui imposer un certain nombre de contraintes, mais au sein de la collectivité pour nous ancrer dans un avenir commun, quand la prison, elle, l’enferme dans le passé. C’est parmi nous qu’il peut, je crois, trouver les moyens de se réinventer, et nous avec lui.
Limiter la prison aux seuls criminels ne risque-t-il pas de paraître laxiste aux yeux de nombre de Français ?
Cela divisera sans doute la société française. C’est au législateur, lui à qui on confie le soin d’exprimer la volonté générale, d’aller de l’avant et d’apprendre aux citoyens ce qu’ils veulent quand ils ne le savent pas encore. L’abolition de la peine de mort en est sans doute le meilleur exemple. Les Français étaient majoritairement contre cette réforme d’ampleur lorsqu’elle a été adoptée. Badinter a forcé le destin et aujourd’hui plus personne de sérieux n’entend revenir sur cet acquis.